Héritage
Peter et Antonio s’empressèrent de quitter la pièce. Nick s’attarda, cherchant à croiser mon regard. Quand je le détournai, il hésita, puis suivit son père. Clay se laissa retomber sur son siège.
— Clayton, dit Jeremy.
— Je reste. Ça me concerne autant que toi. Peut-être même plus. Si Elena croit qu’elle peut se pointer ici, puis repartir aussitôt, après m’avoir fait attendre plus d’un an…
— Tu feras quoi ? demandai-je en m’avançant vers lui. Tu vas m’enlever pour m’enfermer dans une chambre d’hôtel, comme l’autre fois ?
— Ça remonte à six ans. Et je voulais juste te convaincre de ne pas partir sans m’avoir parlé.
— Me convaincre ? Ha. J’y serais sans doute encore si je ne t’avais pas convaincu de me libérer en te tenant par les chevilles par-dessus le balcon. Si j’avais eu un peu de bon sens, je t’aurais lâché tant que je pouvais.
— Ça n’aurait servi à rien, ma chérie. Je retombe sur mes pattes. Tu ne peux pas te débarrasser de moi si facilement.
— Mais moi, si, dit Jeremy. Sors d’ici. C’est un ordre.
Clay marqua une pause puis soupira, s’arracha à son siège, quitta la pièce et ferma la porte. Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il était parti. Je ne l’entendis pas s’éloigner dans le couloir. Le sol vibra lorsqu’il s’y laissa tomber pour s’asseoir devant la porte et nous espionner. Jeremy décida de l’ignorer.
— On a besoin de ton aide, commença-t-il en se retournant vers moi. Tu as fait des recherches sur les cabots. C’était ton travail. Tu en sais plus sur eux que n’importe lequel d’entre nous.
— C’était mon travail quand je faisais partie de la Meute. Je t’ai dit…
— On a besoin de ton flair pour le trouver et de tes connaissances pour l’identifier. Ensuite, on aura besoin de ton aide pour nous débarrasser de lui. C’est une situation délicate, Elena. On ne peut pas demander à Clay de s’en charger. On doit agir avec une prudence absolue. Ce cabot a tué sur notre territoire et s’est infiltré dans notre ville. On doit le pousser à se dévoiler sans attirer l’attention sur nous ni le faire paniquer. Tu en es capable. Toi seule.
— Désolée, Jer, mais ça ne me concerne pas. Je ne vis plus ici. Je ne suis pas censée traquer les cabots. Ce n’est pas à moi de le faire.
— C’était à moi, je sais. Ça n’aurait jamais dû se produire. Je n’étais pas assez attentif. Mais ça ne change rien au fait que cette histoire se soit produite et nous ait tous mis en danger – toi comprise. Si ce cabot continue à semer le trouble, il risque d’être capturé. Et alors, qu’est-ce qui l’empêchera de parler de nous aux autorités ?
— Mais je…
— Tout ce que je veux, c’est que tu nous aides à régler ce problème. Une fois que tout sera arrangé, tu pourras faire ce que tu veux.
— Et si je choisis de quitter la Meute ? Tu pensais vraiment ce que tu m’as dit hier soir ? Que le choix m’appartient ?
Son expression changea l’espace d’un bref instant. Puis changea de nouveau lorsqu’il écarta une mèche de ses yeux.
— J’étais en colère, hier soir. Ça ne sert à rien de prendre cette décision aussi précipitamment, Elena. J’ai dit que je te laisserais partir, vivre ta vie, et que je ne t’appellerais qu’en cas d’urgence. C’en est une. Je ne t’ai téléphoné pour rien d’autre. Je n’ai pas laissé Clay te contacter. Je ne t’ai pas convoquée à d’autres assemblées. Je n’ai pas attendu de toi que tu tiennes les dossiers à jour, ni que tu t’occupes de ce que tu fais normalement pour nous. Personne d’autre ne bénéficierait d’un pareil traitement. Toi, si, parce que je veux te donner toute liberté de prendre la bonne décision.
— Tu espères que je changerai d’avis.
— Tu as eu plus de mal que n’importe qui d’autre à t’habituer à tout ça. Tu n’as pas grandi en sachant que tu deviendrais loup-garou. La simple morsure aurait déjà été pénible, mais la façon dont ça s’est produit, les circonstances, ont rendu l’événement dix fois plus difficile. Il est dans ta nature de lutter contre ce que tu n’as pas choisi. Quand tu feras ton choix, je veux que ce soit parce que tu auras passé assez de temps dehors pour savoir que c’est ce que tu veux, pas parce que tu es une tête de mule et que tu veux affirmer sur-le-champ ton droit à choisir par toi-même.
— En d’autres termes, tu espères que je changerai d’avis.
— Je te demande ton aide, Elena. Mais je ne l’exige pas. Aide-moi à résoudre ce problème et tu pourras retourner à Toronto.
Il jeta un coup d’œil à la porte, guettant une protestation de la part de Clay, mais n’entendit que le silence.
— Je vais te donner le temps d’y réfléchir. Reviens me voir quand tu seras prête.
Je restai plus d’une heure dans le bureau. Une partie de moi me maudissait d’être revenue, maudissait Jeremy de m’imposer tout ça, maudissait Clay de… eh bien, de tout le reste. J’avais envie de taper du pied comme une gamine de deux ans en plein caprice, de crier que ce n’était pas juste. Mais ça l’était. Jeremy se montrait tout à fait raisonnable. C’était là le pire.
Je gardais envers la Meute une dette que je n’avais pas fini de payer. Envers Antonio, Peter, Nick et Logan pour leur amitié et leur protection, et, même s’ils avaient tendance à me traiter comme une petite sœur qu’on cajole, dorlote et taquine, ils m’avaient acceptée et s’étaient occupés de moi quand je ne pouvais le faire moi-même. Mais j’avais par-dessus tout une dette envers Jeremy. J’avais beau pester contre ses exigences et son autorité tyrannique, je n’avais jamais oublié ce que je lui devais.
Quand j’avais été mordue, il m’avait accueillie, protégée, nourrie, m’avait appris à contrôler mes Mutations, à maîtriser mes impulsions, à m’intégrer dans le monde extérieur. La Meute raconte souvent, sur le ton de la blague, que la tâche la plus difficile qu’il ait jamais connue avait été d’élever Clay, tous les travaux d’Hercule réunis en un seul. S’ils savaient ce qu’avait subi Jeremy avec moi, ils changeraient peut-être d’avis. Je lui ai fait vivre un véritable enfer pendant toute une année. Quand il m’apportait de la nourriture, je la lui jetais. Quand il me parlait, je lui lançais jurons et crachats. Quand il approchait de moi, je l’agressais. Plus tard, quand je m’étais enfuie, j’avais mis en danger la Meute tout entière. Tout autre loup-garou aurait renoncé, m’aurait pourchassée et tuée. Jeremy m’avait poursuivie et ramenée à Stonehaven avant de tout reprendre.
Quand j’étais allée mieux, il m’avait encouragée à poursuivre mes études jusqu’à l’obtention du diplôme et avait payé les frais, un logement, tout ce dont j’avais besoin. Quand j’avais fini mes études et commencé à travailler comme pigiste, il m’avait encouragée et soutenue. Quand j’avais annoncé que je voulais essayer de vivre seule, il avait exprimé son désaccord mais m’avait laissé faire tout en me surveillant. Peu importait à mes yeux qu’il fasse ces choses par affection pour moi, ou plutôt, comme je le craignais, parce qu’il était dans l’intérêt de la Meute de me protéger et de me contrôler. Seul importait le fait qu’il ait agi ainsi. Je le maudissais à présent d’être intervenu dans ma nouvelle vie. En réalité, sans son aide, je n’aurais pas de nouvelle vie. À supposer seulement que j’aie survécu, je serais pareille aux cabots, à peine capable de contrôler mes Mutations, totalement incapable de maîtriser mes impulsions, et je tuerais sans doute des humains, en me déplaçant de ville en ville pour échapper à tout soupçon, sans travail, ni appartement, ni amis, ni amant, ni futur.
Il me demandait à présent quelque chose. Un service, même s’il ne le formulait pas ainsi. Il voulait simplement mon aide.
Je ne pouvais pas refuser.
J’avais dit à Jeremy que je resterais assez longtemps pour les aider à trouver et tuer ce cabot à la condition que je puisse, quand tout serait fini, partir sans que Clay ou lui tentent de me retenir. Il avait accepté. Puis il était allé l’annoncer aux autres, avant de sortir avec Clay pour de plus longues explications. Clay revint de très bonne humeur, blagua avec Peter, feignit de se bagarrer avec Nick, discuta avec Antonio et me laissa le canapé quand on regagna le bureau pour reprendre la réunion. Étant donné que Jeremy n’avait pas pu lui présenter une version édulcorée de notre accord, Clay avait dû réinterpréter les faits selon sa propre grille de logique, aussi indéchiffrable que son code d’éthique et de comportement. Je le remettrais bien vite sur la bonne voie.
Comme je m’y attendais, le plan consistait à traquer et tuer le cabot. Compte tenu de la nature risquée de cette affaire, elle se déroulerait en une ou deux phases. Ce soir, on se rendrait tous les cinq en ville, sans Jeremy, pour traquer le cabot. On se scinderait en deux groupes, Antonio et Peter dans le premier, les autres dans le deuxième. Si l’on découvrait la tanière du cabot, Antonio ou moi déciderions s’il était ou non possible de le tuer sans risques. Dans le cas contraire, on rassemblerait assez d’informations pour planifier sa mise à mort un autre soir. Après le fiasco de l’affaire Jose Carter, je m’étonnais que Jeremy me confie la responsabilité d’une telle décision, mais, voyant que personne ne la contestait, je gardai le silence.
Avant le déjeuner, je regagnai ma chambre et appelai Philip. En bas, Peter et Antonio débattaient bruyamment d’une question de haute finance. Dans la cuisine, des tiroirs s’ouvraient et se fermaient à grand fracas et l’odeur du rôti d’agneau que préparaient Clay et Nick flottait jusqu’à mes narines. Bien que je n’entende pas Jeremy, je savais qu’il se trouvait toujours où je l’avais laissé, dans son bureau, en train d’étudier des cartes de Bear Valley afin de déterminer dans quelles zones de la ville commencer notre traque ce soir.
Une fois dans ma chambre, je me dirigeai vers mon lit, repoussai les rideaux, m’y faufilai avec mon téléphone portable et les laissai se refermer seuls, masquant le reste de la chambre. Comme Philip ne répondait pas au bureau, j’essayai son portable. Il décrocha à la troisième sonnerie. Lorsque sa voix grésilla sur la ligne, tous les bruits semblèrent se taire en bas et je me retrouvai transportée dans un autre monde, où les préparatifs de la traque d’un loup-garou n’étaient qu’une intrigue de série B.
— C’est moi, dis-je. Tu es occupé ?
— Je pars déjeuner avec un client. Un client potentiel. J’ai bien eu ton message. Je suis descendu faire une demi-heure de musculation et j’ai manqué ton appel. Je peux avoir ton numéro ? Deux secondes, je cherche un bout de papier.
— J’ai mon portable.
— Ce que je peux être idiot. Bien sûr que tu l’as. Si j’ai besoin de toi, je peux t’appeler sur ton portable, hein ?
— Je ne peux pas le prendre à l’hôpital. C’est contraire au règlement. Mais je vérifierai mes messages.
— À l’hôpital ? Merde. Désolé. Cinq minutes qu’on parle et je n’ai pas demandé ce qui est arrivé à ton cousin. Un accident ?
— C’est sa femme, en fait. Avant, je venais ici passer l’été avec toute cette bande : Jeremy, ses frères, Celia – c’est sa femme.
Philip savait que mes parents étaient morts, mais je ne lui avais jamais parlé des détails sordides, par exemple mon âge quand ça s’était produit, ce qui me laissait toute liberté d’improviser.
— Enfin bref, Celia a eu un accident de voiture. Quand Jeremy m’a appelée, elle est restée un moment entre la vie et la mort. Mais, maintenant, elle est tirée d’affaire.
— Dieu merci. La vache, c’est affreux. Tout le monde tient le coup ?
— Ça va. Mais le problème, ce sont les gamins. Il y en a trois. Jeremy est un peu paumé, entre les petits dont il doit s’occuper et son inquiétude pour Celia. J’ai proposé de rester quelques jours, au moins jusqu’à ce que les parents de Celia débarquent d’Europe. Tout le monde est pas mal secoué, pour l’instant.
— J’imagine. Attends une seconde. (Crépitements sur la ligne.) Bien. J’ai quitté la voie express. Désolé. Alors tu restes pour les aider ?
— Jusqu’en début de semaine prochaine. Ça ne t’ennuie pas ?
— Bien sûr que non. Si je n’étais pas aussi débordé cette semaine, je viendrais même te donner un coup de main. Tu as besoin de quoi que ce soit ?
— J’ai ma carte de crédit.
Il eut un petit rire.
— C’est tout ce dont on a besoin ces jours-ci. Si tu te retrouves à court, passe-moi un coup de fil et je te ferai un transfert de mon compte. Merde, j’ai raté ma sortie.
— Je vais te laisser.
— Désolé. Rappelle-moi ce soir si tu en as l’occasion, même si tu vas sans doute être pas mal occupée. Trois gamins. Quel âge ?
— Moins de cinq ans, tous les trois.
— Ouille. Alors tu vas être occupée. Tu vas me manquer.
— Je n’en ai que pour quelques jours.
— Parfait. On se rappelle. Je t’aime.
— Moi aussi je t’aime. Au revoir.
Lorsque je raccrochai, je fermai les yeux et soupirai. Tu vois ? Rien de si terrible. Philip restait Philip. Rien n’avait changé. Philip et ma nouvelle vie étaient toujours là, à attendre mon retour. D’ici quelques jours, je pourrais enfin les retrouver.
Après le déjeuner, j’allai dans le bureau consulter mes dossiers, espérant y trouver quelque chose qui puisse m’aider à découvrir quel cabot semait le trouble Bear Valley. L’une de mes tâches, au sein de la Meute, consistait à garder à l’œil les loups-garous extérieurs. Je leur avais consacré un dossier, agrémenté de photos et de schémas de comportement. J’étais capable de réciter plus d’une vingtaine de noms avec leur dernier domicile connu, et de séparer la liste entre les bons, les brutes et les salopards – ceux qui étaient capables de réprimer leurs pulsions meurtrières, ceux qui ne l’étaient pas, et ceux qui n’essayaient même pas. À en juger par le comportement de ce cabot, il entrait dans la troisième catégorie. Ce qui réduisait le nombre de candidats de vingt-sept à vingt.
Je me dirigeai vers le placard situé sous la bibliothèque. Ouvrant la deuxième porte, j’écartai les verres à eau-de-vie et inspectai à tâtons la paroi du fond en quête d’un clou en bois saillant. Quand je le localisai, je le fis tourner et la cloison s’ouvrit. Nous rangions dans ce compartiment secret les deux seuls objets incriminant Stonehaven, les seules choses qui pouvaient établir un lien entre nous et notre nature. Le premier était le classeur contenant mes dossiers. Mais je ne le trouvai pas quand je l’y cherchai. Je soupirai. Seul Jeremy pouvait l’avoir pris, et il était sorti marcher une heure plus tôt. Je pouvais toujours aller le rejoindre, mais je savais qu’il n’était pas simplement parti faire de l’exercice, et qu’il finalisait les plans de notre chasse au cabot prévue ce soir-là. Il n’apprécierait pas l’interruption.
Alors que je refermais le compartiment, je vis le deuxième livre rangé là et le sortis sur un coup de tête, bien que je l’aie déjà lu si souvent que je pouvais en réciter par cœur la majeure partie. La première fois que Jeremy m’avait parlé de l’Héritage, je m’étais attendue à un vieux tome moisi, puant, à moitié pourri. Mais ce livre vieux de plusieurs siècles était en meilleur état que mes textes universitaires. Naturellement, les pages en étaient jaunies et fragiles, mais tous les Alphas de la Meute l’avaient gardé dans un compartiment spécial, à l’abri de la poussière, de l’humidité, de la lumière et autres facteurs susceptibles de tuer un livre.
L’Héritage prétendait raconter l’histoire des loups-garous et plus particulièrement de la Meute, même s’il ne s’agissait pas d’une simple récitation de dates et d’événements. Chaque Alpha y avait consigné ce qui lui semblait important, si bien que l’ensemble formait un méli-mélo d’histoire, de généalogie et de folklore.
L’une des sections traitait entièrement d’expériences scientifiques sur la nature et les limites de la condition de loup-garou. Un Alpha de la Renaissance était tout particulièrement fasciné par les légendes sur l’immortalité. Il les avait toutes détaillées, depuis les histoires de loups-garous devenus immortels en buvant le sang de bébés jusqu’à celles où ils devenaient vampires après leur mort. Puis il avait poussé jusqu’à des expériences maîtrisées, impliquant des cabots qu’il capturait, étudiait, puis tuait pour attendre leur résurrection. Aucune de ses expériences n’avait marché, mais il avait réduit avec une grande efficacité la population des cabots en Europe.
Un siècle plus tard, un Alpha était devenu obsédé par la quête de l’amélioration des rapports sexuels – la seule chose qui soit surprenante là-dedans, c’est qu’il ait fallu plusieurs siècles pour qu’on se penche sur la question. Il était parti de l’hypothèse que le sexe entre humains et loups-garous était intrinsèquement frustrant car il impliquait deux espèces différentes. Il avait donc mordu plusieurs femmes. Comme elles ne survivaient pas, il conclut que les rumeurs de femmes loups-garous à travers les âges étaient fausses et qu’une telle chose était impossible sur le plan biologique. Partant de là, il testa des variations sur le sexe sous les deux formes – en tant que loup et en tant qu’humain, avec des loups ordinaires aussi bien que des hommes. Comme rien de tout ça n’était à moitié aussi satisfaisant que les bonnes vieilles relations sexuelles entre humains, il revint donc aux femmes et se mit à expérimenter avec des variations sur les positions, les actes, les lieux, et cetera. Il découvrit enfin l’acte apportant la satisfaction sexuelle suprême : il attendit les premiers signes d’orgasme puis trancha la gorge de sa partenaire. Il décrivit sa méthode avec force détails, ainsi qu’avec l’enthousiasme et le style fleuri d’un récent converti à une religion. Par chance, cette pratique ne connut jamais une grande popularité parmi la Meute, sans doute parce que cet Alpha fut brûlé quelques mois plus tard, après avoir décimé la totalité des jeunes femmes bonnes à marier de son village.
Plus concrètement, l’Héritage contenait d’innombrables histoires, de loups-garous à travers les âges. La plupart étaient de celles que les pères racontent à leurs enfants, dont beaucoup dataient d’avant la rédaction de la première édition de l’ouvrage. Il y avait des récits sur les loups-garous qui avaient vécu à l’envers, restant loups la plupart du temps et ne se transformant en humains que lorsque le besoin physique s’en faisait ressentir. Des histoires de chevaliers, soldats, bandits et maraudeurs qu’on soupçonnait d’être des loups-garous. La plupart de ces noms s’étaient effacés des mémoires, mais l’un d’entre eux était encore connu, même par ceux qui n’avaient jamais ouvert un livre d’histoire de leur vie. L’histoire humaine raconte la légende selon laquelle l’arbre généalogique de Gengis Khan commençait par un loup et une biche. D’après l’Héritage, il y avait là davantage de vérité que d’allégorie, le loup étant un loup-garou et la biche un symbole représentant une mère humaine. Si l’on suit ce raisonnement, Gengis Khan lui-même aurait été loup-garou, ce qui expliquerait sa soif de sang et ses talents quasi surnaturels pour la guerre. Ce n’était sans doute pas plus exact que les innombrables généalogies humaines dont l’arbre inclut Napoléon et Cléopâtre. Mais ça faisait une bonne histoire.
On en trouve une autre du même genre dans la mythologie humaine concernant les loups-garous. Le village d’un aristocrate marié depuis peu était la proie d’un loup-garou. Une nuit où il traque la bête, l’aristocrate entend un bruit dans les buissons et voit un loup monstrueux. Il saute au bas de sa selle et le pourchasse à pied dans les bois. La bête lui échappe. À un moment donné, il l’approche d’assez près pour lui trancher la patte avant d’un coup d’épée. La créature s’enfuit, mais, lorsque l’aristocrate retourne chercher la patte, elle s’est changée en main humaine. Épuisé, il rentre chez lui raconter les événements à sa femme. Il la trouve cachée au fond de la maison, en train de panser un moignon sanglant là où se trouvait auparavant sa main. Il comprend alors la vérité et la tue. La version humaine de l’histoire s’arrête ici, mais l’Héritage y ajoute une fin ouvertement favorable aux loups-garous. Dans cette version, le noble tue sa femme en lui ouvrant le ventre. Il en voit alors s’échapper une portée de louveteaux, ses propres enfants. Il devient fou à la vue de ce spectacle et se tue avec son épée. En tant que femme loup-garou, je n’aime pas trop cette idée de portée de louveteaux. Je préfère l’interpréter comme un symbole de culpabilité. Quand l’aristocrate comprend qu’il a tué sa femme sans lui laisser l’occasion de s’expliquer, il perd la tête et se suicide. Une fin bien plus appropriée.
En plus de ces histoires et réflexions, chaque Alpha faisait la chronique de la généalogie de la Meute durant son règne. Ce qui inclut non seulement des arbres généalogiques, mais aussi de brèves descriptions de la vie de chaque individu. La plupart des arbres étaient longs et alambiqués. Sur celui de la Meute actuelle figuraient toutefois trois anomalies, trois noms qui n’étaient ni précédés ni suivis d’un autre. Clay et moi étions les deux premiers, Logan le troisième. Contrairement à Clay et moi, il était un loup-garou héréditaire. Mais personne ne savait qui était son père. Il avait été abandonné bébé, seulement accompagné d’une enveloppe à ouvrir le jour de ses seize ans. Elle contenait une page sur laquelle figuraient deux noms et deux adresses, celle des Danvers à Stonehaven et celle de la propriété des Sorrentino près de New York. Il était peu probable que le père de Logan appartienne à la Meute, car aucun membre ne ferait adopter son fils. Pourtant, son père savait que la Meute ne rejetterait pas un jeune homme de seize ans, quels que soient ses parents, et leur avait donc envoyé son fils afin de s’assurer qu’il apprenne sa nature avant sa première Mutation et puisse donc commencer sa nouvelle vie en bénéficiant d’une préparation et d’une protection. Ce qui prouvait peut-être que tous les cabots ne sont pas des pères minables, ou simplement que les anomalies étaient partout possibles.
La plupart des autres arbres de la Meute possédaient de nombreuses branches. Comme les Danvers, la famille Sorrentino pouvait retrouver ses racines jusqu’au début de l’Héritage. Le père d’Antonio, Dominic, avait été Alpha jusqu’à sa mort. Il avait eu trois fils : Gregory, qui était décédé, Benedict, qui avait quitté la Meute avant mon arrivée, et Antonio, le benjamin. Nick était le fils unique d’Antonio. Dans l’Héritage, ses initiales s’accompagnaient de la mention « LKB » entre parenthèses. Nick en ignorait le sens. Pour autant que je sache, il n’avait jamais posé la question. S’il avait seulement lu l’Héritage, ce dont je doutais, il avait dû se dire que, si personne n’avait pris la peine de le lui expliquer, c’est que ça n’avait aucune importance. Nick était comme ça, il acceptait toujours tout sans se poser de questions. Ces lettres avaient leur importance, mais lui apprendre leur signification n’aurait servi qu’à soulever des questions sans réponse et réveiller des émotions impossibles à assouvir. LKB étaient les initiales de la mère de Nick. Dans l’Héritage, c’était le seul endroit où l’on pouvait commémorer une mère. C’était Jeremy qui les avait ajoutées. Ni Antonio ni Jeremy ne me l’avaient expliqué, mais Peter m’avait raconté cette histoire des années auparavant.
Quand Antonio avait seize ans et fréquentait une école privée très huppée des environs de New York, il était tombé amoureux d’une jeune fille du coin. Il avait eu le bon sens de ne rien dire à son père, mais avait confié ce secret à son meilleur ami, Jeremy, alors âgé de quatorze ans, si bien qu’ils avaient conspiré pour cacher cette relation à la Meute. Ça avait fonctionné pendant un an. Puis la jeune fille s’était retrouvée enceinte. Sur les conseils de Jeremy, Antonio en avait parlé à son père. Jeremy croyait manifestement que Dominic comprendrait que son fils était amoureux et enfreindrait les lois de la Meute pour lui venir en aide. On a tous été jeunes, j’imagine. Jeunes, romantiques et affreusement naïfs. Même Jeremy. Mais les choses ne s’étaient pas déroulées comme il le prévoyait. Grosse surprise. Dominic avait retiré Antonio de l’école et l’avait assigné à domicile tandis que la Meute attendait la naissance du bébé.
Avec l’aide de Jeremy, Antonio s’enfuit pour retourner auprès de la jeune fille et déclara son indépendance vis-à-vis de la Meute. À partir de là, les choses prirent une sale tournure. Peter passait sur les détails, expliquant seulement qu’Antonio et sa petite amie s’étaient cachés tandis que Jeremy jouait les intermédiaires entre père et fils, souhaitant du fond du cœur qu’ils se réconcilient. Nick était venu au monde au beau milieu de toute cette affaire.
Trois mois plus tard, Antonio vécut sa première Mutation. Au cours des six mois qui suivirent, il comprit que son père avait raison. Malgré son amour pour la mère de Nick, ça ne pouvait pas marcher. Non content de gâcher sa vie à elle, il gâcherait aussi celle de son fils en le condamnant à une vie de cabot. Une nuit, il emporta Nick, laissa sur la table une enveloppe contenant de l’argent et sortit. Il confia Nick à Jeremy et lui demanda d’amener le bébé à Dominic. Puis il disparut. Pendant trois mois, Antonio resta introuvable, même Jeremy ignorait où il se trouvait. Il réapparut tout aussi soudainement. Il reprit Nick pour l’élever et ne mentionna plus jamais la jeune fille. Tout le monde crut que c’était là la fin de l’histoire. Mais, des années plus tard, Peter, venu rendre visite à Antonio, suivit sa trace jusque dans une banlieue où il le trouva assis sur une voiture, près d’un terrain de jeu, en train de regarder une jeune femme jouer avec un bébé. Je me demandais combien de fois il avait fait ça, et s’il allait toujours voir ce que devenait la mère de Nick, la regardant peut-être même jouer avec ses petits-enfants. Quand je vois Antonio – bruyant, tapageur, sûr de lui –, j’ai du mal à l’imaginer en train de ruminer un amour perdu, mais, depuis que je le connaissais, je ne l’avais jamais entendu mentionner une seule femme dans sa vie. Oh, il y en a bien quelques-unes, mais elles vont et viennent, sans jamais rester assez longtemps pour apparaître même dans les conversations les plus futiles.
Je me demandais à l’époque pourquoi Peter m’avait raconté ce chapitre de l’histoire de la Meute qui n’apparaîtrait jamais dans l’Héritage. Je compris plus tard qu’il avait pensé que me confier un secret inoffensif m’aiderait peut-être à me sentir plus intégrée, à mieux comprendre mes frères de Meute. Peter faisait souvent ça. Je ne veux pas dire par là que les autres me tenaient à l’écart ou me donnaient l’impression d’être indésirable. Rien de la sorte. La seule personne à m’avoir jamais fait douter de son acceptation était Jeremy, et le problème venait peut-être davantage de moi que de lui. J’avais rencontré Logan et Nick, par l’intermédiaire de Clay, avant de devenir loup-garou. Ils étaient tous deux présents après ma morsure et, lorsque j’avais été prête à accepter leur aide, ils s’étaient efforcés de me remonter le moral – dans la mesure où l’on peut distraire une femme qui vient d’apprendre que la vie qu’elle connaissait jusqu’alors est terminée. Quand on m’avait présenté Antonio lors de ma première réunion de Meute, il m’avait flattée, taquinée, fait la conversation avec autant d’aisance que s’il me connaissait depuis des années. Mais Peter avait été différent. Se contenter d’accepter ne lui suffisait pas. Il faisait toujours un pas supplémentaire. Il avait été le premier à me parler de son passé, comme un oncle qu’on vient à peine de rencontrer nous raconte des pans de l’histoire familiale.
Peter avait été élevé par la Meute mais avait décidé de la quitter à l’âge de vingt-deux ans. Son départ n’avait été précipité ni par une dispute, ni par la rébellion. Il avait simplement décidé de tester la vie de l’autre côté, davantage pour expérimenter différents styles de vie que pour se révolter contre la Meute. Comme l’expliquait Peter, Dominic ne le considérait ni comme un dangereux élément s’il quittait la Meute, ni comme un facteur indispensable à son fonctionnement, et l’avait donc laissé partir. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur audiovisuel, Peter s’était lancé dans le métier le plus prestigieux à ses yeux, celui d’ingénieur du son pour des groupes de rock. Il avait débuté auprès de groupes de bar et avait progressé, en l’espace de cinq ans, jusqu’aux grandes salles de concert. C’était alors que sa soif d’expériences nouvelles était devenue dangereuse, lorsqu’il avait adopté le style de vie associé aux groupes de rock : les drogues, l’alcool, les fêtes qui duraient jusqu’au petit matin. Puis quelque chose s’était produit. Quelque chose de terrible. Peter n’entrait pas dans les détails, mais il disait que c’était assez moche pour lui valoir une condamnation à mort si jamais la Meute l’apprenait. Il aurait pu s’enfuir, se cacher, espérer. Mais il n’en avait rien fait. Il avait au contraire passé sa vie en revue, réfléchi à ce qu’il venait de commettre et compris qu’il n’arrangerait rien en prenant la fuite. Il ne ferait que tout gâcher une fois de plus. Il décida de se soumettre au jugement de la Meute. Si Dominic ordonnait son exécution, au moins sa première erreur serait-elle la dernière. Mais il espérait qu’il lui accorderait l’absolution et le laisserait rejoindre la Meute, où l’on pourrait l’aider à regagner le contrôle de sa vie. Afin d’améliorer ses chances, il demanda au frère de Meute auquel il se fiait le plus de plaider sa cause auprès de Dominic. Il appela Jeremy. Au lieu d’aller trouver Dominic, celui-ci prit un vol pour Los Angeles, accompagné de Clay alors âgé de dix ans. Pendant que Peter veillait sur Clay, Jeremy passa une semaine à effacer toute trace de son erreur. Puis il le ramena à New York et orchestra son retour au sein de la Meute sans souffler mot de son écart de conduite en Californie. De nos jours, personne ne devinerait que Peter a jamais commis une telle erreur ou quitté la Meute. Il avait pour Jeremy la même dévotion que Clay ou Antonio, encore que d’une façon qui lui était propre : tranquille et docile, sans jamais rien contester ni émettre ne serait-ce qu’une opinion contraire. La seule trace qui persistait de son ancienne vie était son boulot. Il travaillait toujours comme ingénieur du son et il était même l’un des meilleurs dans son domaine. Il s’embarquait fréquemment pour de longues tournées, mais Jeremy ne s’inquiétait jamais pour lui, ni ne doutait qu’il fasse preuve d’une absolue prudence dans sa vie extérieure. Jeremy m’avait même laissé partir quelques semaines avec Peter alors que je commençais à peine à trouver mes marques en tant que loup-garou. Peter m’avait invitée à le suivre pendant une tournée canadienne de U2. Ça avait été une expérience fabuleuse qui m’avait permis d’oublier tous les problèmes relatifs à ma nouvelle vie, ce qui était exactement l’intention de Peter.
J’en étais là de mes méditations quand une paire de mains me saisit sous les aisselles et me souleva de ma chaise.
— Réveille-toi ! me dit Antonio en me chatouillant avant de me laisser retomber sur mon siège.
Il se pencha par-dessus mon épaule et me prit l’Héritage.
— Tu arrives juste à temps, Pete. Si elle avait passé cinq minutes de plus à lire ça, elle serait tombée dans le coma.
Peter vint se placer devant moi, reprit le livre à Antonio et fit la grimace.
— On est donc une si mauvaise compagnie, que tu préfères te planquer ici pour lire ce vieux truc ?
Antonio sourit.
— J’ai dans l’idée que ce n’est pas nous qu’elle évite, mais une certaine tornade blonde. Jeremy l’a envoyé faire les courses avec Nicky, alors tu peux sortir de ta planque.
— On est venus te demander si tu avais envie d’une balade, dit Peter. Pour nous dégourdir les jambes et bavarder un peu.
— En fait, j’étais…, commençais-je.
Antonio me souleva de nouveau par les aisselles et me remit cette fois sur mes pieds.
— En fait, elle était en train de se dire qu’elle allait venir nous voir, nous dire qu’on lui avait manqué et qu’elle mourait d’envie de bavarder.
— J’étais…
Peter me saisit les poignets et me tira vers la porte. Je résistai.
— D’accord, je viens, répondis-je. J’allais juste dire que j’étais venue ici lire les dossiers, mais que c’est Jeremy qui doit les avoir. J’espérais qu’ils m’aideraient à comprendre qui peut se cacher derrière tout ça. Vous avez une idée, vous ?
— Plein, même, répondit Antonio. Maintenant, si tu viens te balader avec nous, on va t’expliquer tout ça.
Quand on eut quitté la cour pour pénétrer dans la forêt, Antonio commença :
— Je parie sur Daniel.
— Daniel ? répéta Peter en fronçant les sourcils. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Antonio leva une main et se mit à compter les raisons sur ses doigts.
— Premièrement, c’est un ancien de la Meute, qui sait donc que ce genre de meurtre sur notre territoire est dangereux, et il sait aussi qu’on ne peut pas, et qu’on ne veut pas, quitter la ville. Deuxièmement, il déteste Clay. Troisièmement, il déteste Jeremy. Quatrièmement, il nous déteste tous – sauf notre chère Elena, qui était justement absente de Stonehaven et ne serait donc pas affectée par cette histoire, ce que Daniel savait certainement. Cinquièmement, il ne peut vraiment pas sacquer Clay. Sixièmement – attendez, je change de main –, c’est un enfoiré de meurtrier cannibale. Septièmement, ai-je déjà dit qu’il avait choisi de frapper en l’absence d’Elena ? Huitièmement, s’il faisait assez de dégâts, Elena se retrouverait peut-être libre et en quête d’un nouveau partenaire. Neuvièmement, il ne peut vraiment, mais vraiment pas voir Clay en peinture. Dixièmement, il a juré de se venger de la Meute tout entière, et surtout des deux membres qui se trouvent vivre actuellement à Stonehaven. Je n’ai plus de doigts, là, les copains. Il vous faut encore combien de raisons ?
— Ai-je besoin de vous rappeler que ça impliquerait aussi de sa part une bêtise quasi suicidaire ? Ça ne lui ressemble pas. Ne le prends pas mal, Tonio, mais je crois que tu soupçonnes Daniel parce que tu as envie que ce soit lui. Il fait un parfait bouc émissaire – pas que l’envie me manque de le voir sacrifié, ce bouc-là. Mais si tu commences à ouvrir les paris – sur des petites sommes, sois gentil, je n’ai pas ton capital à claquer –, je verrais bien Zachary Cain. Lui, il est assez crétin, aucun doute là-dessus. Cette grosse brute s’est sans doute réveillée un matin en se disant : « Tiens, et si j’allais tuer une fille sur le territoire de la Meute pour rigoler ? » Il a dû se demander pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Parce que c’est débile, crétin.
— Ça pourrait être quelqu’un de moins important, répondis-je. Un figurant qui en a marre d’être relégué en coulisses. Est-ce qu’il y a des cabots qui se sont fait remarquer récemment ?
— Rien que de petits incidents, dit Antonio. Aucun des gros poissons n’a fait quoi que ce soit de notable. Parmi les quatre principaux, Daniel, Cain et Jimmy Koenig se tiennent tranquilles. Karl Marsten a tué un cabot à Miami l’hiver dernier, mais je ne crois pas qu’il soit lié à cette histoire à Bear Valley. Ce n’est pas sa manière de procéder, à moins qu’il se soit mis non seulement à tuer les humains, mais aussi à les dévorer. Peu probable.
— Qui a-t-il tué ? demandai-je.
— Ethan Ritter, dit Peter. Net et sans bavures. Il s’est débarrassé du corps sans laisser de traces. Bien dans sa manière. On n’est au courant que parce que j’ai traversé la Floride au printemps dernier pendant une tournée. Marsten m’a contacté, invité à dîner, m’a dit qu’il avait buté Ritter et qu’on pouvait donc le rayer des dossiers. On a gentiment bavardé et il a réglé en espèces une note astronomique. Il m’a demandé si on avait eu de tes nouvelles et il a passé le bonjour à tout le monde.
— Ça m’étonne qu’il n’envoie pas de cartes de Noël, dit Antonio. Je les imagine très bien. Des cartes de vélin frappé de très bon goût, les meilleures qu’il puisse voler. Avec de petits mots parfaitement calligraphiés : « Joyeuses fêtes. J’espère que tout le monde va bien. J’ai zigouillé Ethan Ritter à Miami et dispersé ses restes dans l’Atlantique. Tous mes vœux pour la nouvelle année. Karl. »
Peter éclata de rire.
— Ce type n’a jamais décidé de quel côté de la barrière il se trouvait.
— Oh, si, répondis-je. C’est justement pour ça qu’il nous invite dans des restos de luxe et nous avertit quand il tue des cabots. Il espère qu’on oubliera quel côté il a choisi.
— Pas très probable, dit Antonio. Un cabot est un cabot et Karl Marsten en est un, sans doute possible. Et dangereux avec ça.
Je hochai la tête.
— Mais, comme tu le disais, je le vois mal dévorer des humains à Bear Valley. Je suis aussi partiale que toi, mais l’idée qu’il puisse s’agir de Daniel me plaît assez. Est-ce qu’on sait où il se trouvait ces derniers temps ?
Il y eut un moment de silence. Plus qu’un moment. Beaucoup plus.
— Personne n’a suivi sa trace, dit enfin Peter.
— Enfin, c’est pas bien grave, intervint Antonio avec un grand sourire, avant de me soulever dans les airs. Laissons de côté les affaires de la Meute. Raconte-nous un peu ce que tu as fait pendant tout ce temps. Tu nous as manqué.
Mais si, c’était grave. Je comprenais pourquoi ils essayaient de prendre ça à la légère. Parce que tout ça était ma faute. Suivre la piste des cabots, c’était mon boulot. Si j’avais dit à Jeremy que je partais, l’an dernier, il aurait trouvé quelqu’un d’autre pour le faire à ma place. Si j’avais appelé pour dire que je ne reviendrais pas, il m’aurait remplacée. Mais j’avais laissé planer un doute sur mon départ. Comme toujours. J’étais déjà partie de Stonehaven, après m’être bagarrée avec Clay, pour aller chercher un repos dont j’éprouvais grandement le besoin. J’étais revenue quelques jours, peut-être quelques semaines plus tard. Je pensais qu’ils avaient compris, deviné que je ne reviendrais pas cette fois, mais peut-être que non, peut-être qu’ils attendaient toujours, comme Clay planté toute la journée devant la grille, persuadés que je finirais par revenir car je le faisais toujours et n’avais pas dit le contraire. Je me demandais combien de temps ils m’auraient attendue.
Après le dîner, je regagnais ma chambre lorsque Nicholas jaillit de celle de Clay, m’agrippa par la taille et m’attira à l’intérieur. La chambre de Clay était à l’opposé de la mienne, en termes d’emplacement aussi bien que de style. Elle était décorée en noir et blanc. L’épaisse moquette était blanc neige. Jeremy avait peint les murs en blanc avec des motifs géométriques noirs. Il y avait un grand lit recouvert d’un dessus-de-lit noir et blanc, brodé de motifs appartenant à quelque obscure religion. Le long du mur ouest se trouvait un home cinéma dernier cri ainsi qu’une chaîne hi-fi, les seuls de la maison. Le mur d’en face s’ornait de portraits de moi, montage de photos et de croquis qui me rappelait les « autels » découverts chez les psychopathes obsessionnels, ce qui, en y réfléchissant, décrivait assez bien Clay.
Nick me jeta sur le lit et bondit au-dessus de moi, tirant ma chemise de mon jean pour me chatouiller le ventre. Il me gratifia d’un sourire suggestif, ses dents blanches luisant sous son épaisse moustache.
— Tu n’as pas hâte d’être à ce soir ? demanda-t-il en faisant remonter ses doigts depuis mon nombril pour plonger plus profondément sous ma chemise.
Je giflai sa main qui redescendit vers mon ventre.
— On n’est pas censés s’amuser, dis-je. C’est une affaire sérieuse qui exige une attitude sérieuse.
Un éclat de rire retentit dans la salle de bains. Clay sortit en s’essuyant les mains sur une serviette.
— Tu arrives presque à dire ça en gardant ton sérieux, chérie. Tu m’impressionnes.
Je roulai les yeux et ne répondis rien.
Clay s’affala près de moi et fit grincer les ressorts.
— Allez. Avoue. Tu es impatiente.
Je haussai les épaules.
— Menteuse. Je te dis que si. On n’a pas si souvent l’occasion de courir en ville. Une chasse aux cabots autorisée officiellement.
Les yeux de Clay scintillaient. Il tendit la main pour caresser l’intérieur de mon avant-bras et je frissonnai. Un sentiment d’anticipation mêlé de nervosité virevoltait dans mon estomac. Clay tourna la tête vers la fenêtre pour regarder tomber le crépuscule. Ses doigts me chatouillèrent la saignée du bras. Je balayai son visage du regard, scrutant la ligne de sa mâchoire, les tendons de son cou, l’ombre d’un blond foncé sur son menton et la courbe de ses lèvres. Une vague de chaleur née au creux de mon ventre se diffusa vers le bas. Il pivota pour me faire face. Ses pupilles étaient dilatées et je sentais l’odeur de son excitation. Il émit un petit rire rauque, se pencha vers moi et murmura ces quelques mots magiques :
— C’est l’heure de la chasse.